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SPLENDEUR - Lieu d’apparitions

Germana Civera

30ème Edition Festival International Montpellier Danse 2010

 

Production : association Inesperada /Germana Civera

Coproduction : Festival Montpellier Danse, 3bisf lieu pour l’art contemporain (Aix-en- Provence). 

Avec le soutien du théâtre de Vanves – scène conventionnée pour la danse, de la Ménagerie de Verre (Paris) dans le cadre des StudioLab, de "Malqueridas creaciones al limite" Barcelone,de l'Institut Français de Barcelone. 

Partenaire matériel lumière : MMF Pro - Pantin.

L’association inesperada / germana civera est subventionnée par la DRAC LR, La Région Languedoc Roussillon, La Ville de Montpellier, le Conseil Général de L’Hérault. Soutien : Réseau en Scène.

"Oui, c’est pour moi, pour moi, que je fleuris, déserte ! "

                                                                          Mallarmé

 

Aussi neigeux que le bruit blanc de l’écran mal codifié, c’est le corps qui tisse sa propre apparition, sa parution, sa malédiction. Amour à la figure d’un Moyen Age qui est le temps, long, d’un milieu que la noirceur dématérialise, d’où l’image   ne sort ni ne rentre.

 

 La femme s’exsude, elle flotte, telle une périphérie qui n’est ni peau ni vêtement ni suaire ni pellicule. Soupçonnables, infaçonnables alentours de quelqu’une, faits pour émigrer dans les gobelins fantasques des miroirs (d’autres périphéries, d’autres bords, d’autres bordures). Elle éclate, elle flotte, telle un nymphéa, avec la maladresse de ne pouvoir ni le noyer  ni se noyer dans son reflet . Abrupte à jamais.

 

Ainsi, les choses qui passent ne passent que parce qu’on ne les voit pas ; ou qu’on ne les voit que passer. 

 

C’est bien une tentation : tenter, toucher, tâtonner, effleurer. La touche exquise de ce qui n’a pas de doigts, l’apparition manchote qui enamoure le coin des yeux. 

 Ça prolifère, ça rampe comme un cafard, comme une sirène dans les eaux mornes.  Anguis in herba Serpent dans l’herbe, entre mirage et feuillage. Ce qui ne reste pas, enfui dans un fouillis, toujours insinué. 

 

C’est bien la maladie du regard, plus que des yeux : le noir a ses bulles, ses excroissances, ses promesses d’une splendeur invertébrée. Fossile d’un jour d’été, « aussi mort, aussi immémorial qu’une somptueuse et millénaire momie que notre servante n’eût fait que précautionneusement désemmailloter de tous ses linges, avant de la faire apparaître, embaumée dans sa robe en or ».  (Proust) 

 

 Roberto Fratini

PRESSE

REVUE LIGEIA danse et photographie

 

L’image en partage

À propos de  Splendeur inespérée (créé en juin 2010 à Montpellier Danse) de Germana Civera

 

Par Michèle Debat, agrée d’Arst plastiques, docteur en Esthétique, Science et Technologie des Arts et maître de

conférence au département photo et multimédia de l’Université Paris VIII

 

La  proposition chorégraphique Splendeur inespérée de la danseuse  et chorégraphe espagnole Germana Civera est

le  deuxième  volet  d’une  recherche  traitant de  l’apparition-disparition  :  apparition-disparition  et  du corps  de  la

danseuse et de l’image de la chorégraphe. Pourquoi déjà ce dédoublement artificiel entre danseuse et chorégraphe,

parce que  peut-être  que  c’est  à  lui  et  grâce  à  lui, que la danse  et la photographie se partagent ici la question de

l’image.  (Le  premier  volet  de cette  recherche – Les intermittences du  cœur –  a été créé les 21 et 22 janvier 2010 à

l’Institut Français de Barcelone.) 

Cette proposition est le fait d’un solo de Germana Civera « avec les autres ». Mais ces autres sont cachés tout en étant acteurs de cette pièce chorégraphique où l’image, et notamment l’image photographique - avec sa nature ambivalente d’apparition-disparition, d’être et de paraître- est au centre du dispositif mis en place dans l’espace de représentation. Espace de représentation bien particulier qui s’offre dans une obscurité partielle ou miroirs, éclairs, polaroids sont les acteurs en partage avec l’image la danseuse, danseuse qui elle-même partage l’image avec un dispositif photographique actionné par Frédéric Naucyziel, autour d’une dramaturgie signifiante articulée par Roberto Fratini.

 

M.D : Germana, est-ce que vous pouvez nous préciser le dispositif photographique de votre pièce chorégraphique Splendeur inespérée ? quel est-il, en quoi consiste - t-il ?

 

G.C. : Tout d’abord, je souhaiterais vous parler de ma démarche et de l’origine de ma recherche. 

En tant que personne, femme et artiste, je me sens émetteur et catalyseur à la fois. Je me pense en tant qu’un lieu, aussi, un appareil. Un lieu vivant, allant comme une enveloppe de la peau. 

Paul Valéry disait : « Le plus profond c’est la peau »

Je travaille le corps, sa danse et sa représentation, dans  un constant esprit d’expérimentation. 

Je suis sans cesse à l’ouvrage; sans cesse à l’essai*.. Dans ma traversée, à caractère migratoire, je tisse un maillage où le corps, toujours présent, regarde, écoute et s’exerce dans la meilleure disponibilité à s’approcher d’une connaissance de sa propre enveloppe, de l’humain, du monde et de son expression dans une vision à la fois globale et particulière, dans chaque contexte historique, social et politique. Au démarrage de l’ouvrage, je propose des partages d’espaces sensibles, toujours dans l’exigence d’interroger le corps, sa danse et sa représentation au travers d’un positionnement que je nommerai « de chercheuse poétique » en grande porosité avec l’histoire de la représentation du corps, de la philosophie et de la neurophysiologie.

J’interroge et je développe des actes esthétiques polymorphes - configurations de l’expérience - qui font exister différentes modalités du ressenti et induisent différentes formes de subjectivité politique.

 

Sans cesse à l’ouvrage, sans cesse à l’essai*, je tâche devenir un media. Il est toujours question d’aiguiser et d’interroger ma perception dans une triangulaire implacable : espace- présence- temps. 

Je capte, je recueille, je ne cesse de regarder, re-regarder de loin, d’écouter, d’entendre, de près, de différents endroits. J’interroge mon écoute et mon regard et je les mets en question, je tente de désarmer les yeux, faire tomber les remparts que l’idée préalable - le préjugé - interpose entre l’œil et la chose ; je vois, je revois, je lis, je relis, je démonte et remonte ce que j’ai vu avec ce que j’ai lu. Je m’adonne à un apprentissage tactile des choses. Je tâte, j’ausculte, je retouche, j’ajuste, je propose sans cesse de m’exposer à l’erreur. Le prix de mon affinité avec le corps, la danse, la parole, les images, cette « expérience intellectuelle ouverte » est l’absence d’une certitude considérée comme acquise. C’est dans l’avancée des essais, des répétitions et de la construction que les choses peuvent devenir peu à peu lisibles, quand toutes les images de pensée sont présentées de façon qu’elles se portent les unes les autres. La lisibilité advient dans le montage : le montage considéré comme forme et essai. À savoir, une forme patiemment élaborée mais non-recluse dans sa certitude.

 

*Essai a son étymologie dans le bas latin « exgagium » qui lui-même dérive du verbe « exigere » : « faire sortir quelque chose d’une autre chose ». C’est en quelque sorte lancer un défi en douceur à l’idéal de la « clara et distincta perceptio et de la certitude exempte de doute ».

J’essaye. Mon exigence se règle sur la conscience dont ce que je vois ne m’appartient pas, et ce que je pense - car il me semble qu’il faut bien penser pour voir, pour organiser ce que l'on voit - procède de ce qui m’a précédé. Voilà pourquoi mon travail est en dialogue constant avec le travail des autres, en fonction de contextes chaque fois différents et au regard de nuances singulières que le contexte fonde dans chaque cas particulier. 

 

Pour « Splendeur inespérée » (Lieu d’apparitions) il a été question d’un de mes mouvements fondamentaux : « le réveil ».

 

J’habite dans un port de mer, Sète.

Chaque jour mes yeux s’ouvrent presque à la fin de la nuit : je me lève juste avant le lever du soleil. 

De mon balcon, j’ai une vue et une écoute imprenables : la nuit, la mer et l’horizon devant moi. 

Chaque matin, je regarde le soleil se lever inlassablement, il s’agit d’accueillir et de le laisser la lumière se glisser au travers la peau, les paupières. Il est question de comment le regarder, dans quelle qualité de présence et dans quel état de disponibilité. Je laisse les yeux s’ouvrir, clignoter, en débordant parfois du liquide lacrymal : l’eau.

À mesure que le temps passe la vue s’ouvre ; je vois de plus en plus loin. Les yeux, les paupières, clignotent sans cesse, je constate l’espace de cet intervalle (semblable à celui d’un appareil photographique), qui  se prolonge avec la présence du soleil ; ovale de feu, vibration franche. Au plus loin de sa lumière, commencent à apparaître des fulgurances, des persistances, des rémanences

À force de regarder la lumière, le regard ébloui, les formes  s’effacent et commencent à émerger des couleurs, des images, celles, contenues en soi-même.

 

Pour poursuivre ma recherche sur le corps en relation à la lumière, il m’a été évident interroger l’idée de l’apparition. Qu’est-ce que l’apparition ? Comment se produit-elle ? Quel espace pour qu’elle se produise ? Comment ? Comment regarder ? Où regarder ?

Il était question de proposer une expérience sur la perception visuelle, pour cela concevoir un prototype d’espace, pré-sence, temps. 

Où il n’était pas question du chorégraphique, mais plutôt d’inventer un corps et une danse qui va d’une présence incarnée, à une « présence fantôme » puis à sa dématérialisation. Interroger le regard du  spectateur vis-à-vis de cela.

 

Je me suis appuyée sur et j’ai traversé l’histoire de la photographie, de l’image en mouvement puis du cinéma dans un mouvement transversal avec l’histoire de la figure de la danseuse dans son caractère fantasmatique ou virtuel (désincarnée). Il s’agissait de répertorier, de trier et de réinventer des présences et des mouvements de cette traversée dans l’histoire, de concevoir un corps et une danse qui au travers de la lumière réalise un parcours qui va de l’apparition d’un fantôme, à l’incarnation d’une danseuse puis à sa propre dématérialisation.

 

Il a été évident qu’il fallait sortir du rapport frontal, du scénique et concernant la « présence fantôme », il s’agissait de concevoir une présence corps flottante, in gravide. 

Surgir de là ou le regard ne se pose pas, d’« être vue en dehors de tout vue » : de là l’idée d’apparaître au travers des morceaux de miroirs; d’interroger et de penser l’apparition le regard périphérique « au coin de l’œil ». Puis la question du travail de la rétine sur les effets d’empreinte rétinienne, sur l’image kinesthésique d’où la proposition de l’obscurité et la lumière, le temps d’expositions de la lumière : ce que la présence des éclairs des flashs photographiques nous permettait.

Trois lampes de flashs photographiques en périphérie de l’espace et un au centre de l’ellipse étaient actionnés ponctuellement par moi-même provoquant simultanément un éblouissement et une empreinte de la vision fugitive du corps dansant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

M.D : Le dispositif scénique : Les spectateurs sont assis sur des chaises disposées en cercles concentriques au centre d’un espace obscur. Au-dessus de leurs têtes sont accrochés des miroirs rectangulaires orientés différemment et basculés à 30° ou 40° … Ils m’ont rappelé ces petits miroirs que l’on met à disposition dans certaines églises pour pouvoir rapprocher de soi les détails d’une fresque. Ainsi en est-il des célèbres fresques de Tiepolo à l’église des Gesuati à Venise et de tant d’autres… Mais dans ce cas, c’est le visiteur qui manie le miroir et décide d’arrêter sa vue sur tel ou tel fragment. Ici, le spectateur est « cloué » sur sa chaise, et n’a le choix que de tourner son torse ou sa tête  pour tenter d’attraper une image fragmentée de la danseuse aussitôt évanouie dans l’instant même de sa « prise » ou « surprise ».   Apparition/disparition, captation- dessaisie, fragment - hors champ, appropriation - déception, prise-déprise……

Tant de notions de l’acte même photographique a permis de réfléchir dans l’histoire et l’esthétique photographique ? Qu’en est-il dans le champ de la danse et de votre chorégraphie en particulier ?

 

G.C : Il s’agit ici de matérialiser la question de la notion de cadrage, telle qu’on la trouve en photographie ou en cinéma, dans l’espace de présentation d’une expérience vivante. Les miroirs sont une multiplicité de cadrage. Ils permettent dès lors de travailler la question de l’apparition -disparition, les champs/hors champs, la fragmentation du corps, de l’espace, du temps, la mise en perspective du détail-le zoom. 

Je voulais travailler sur l’agilité de l’œil du spectateur, sa frustration à ne pas tout voir, sur l’attente, sur la surprise, sur la mise en mouvement de l’œil et par là même du corps, nécessaire mais contrainte : je ne voulais pas d’un public totalement mobile; l’œil emmène la tête, le dos, le corps se met en vigilance, en alerte. La perception doit être exacerbée, à l’affût du moindre signe, ou dans une attente tranquille, à la fois prête à capter l’espace autant qu’il nous absorbe.

 

M.D : Nous avons donc 4 flashs disposés dans l’espace, 4 flashs que tu déclenches toi-même lors de tes déplacements. Quels sont les enjeux de ces « coup d’œil » photographiques pour une danseuse chorégraphe ?

 

G.C. : Dans ces enjeux, on retrouve mon désir de multiplicité des cadrages : je choisis là le temps de l’exposition, le nombre d’expositions, l’image exposée. Dans les miroirs, je travaille le cadrage dans l’espace, dans les flahs je le reprends dans le temps.

 

Après plusieurs et différents essais, par rapport à qui déclenche les impacts des éclairs, il nous a paru nécessaire que ce soit moi qui en ai la maîtrise. Contrôler la rythmique des impacts tant pour le temps global de l’écriture chorégraphique et musicale que pour les déplacements, choisir les instants « à laisser voir » : où et comment apparaître, pas de lien visible entre chaque apparition, rompre le prévisible d’un tracé, d’une séquence de mouvements, créer le trouble, laisser ouvert les champs des possibles : tout peut arriver n’importe où, n’importe quand. Désorienter, déstructurer. 

De plus, il n’a jamais été question entre Frédéric Nauczyciel et moi d’être dans un rapport de photographe-objet photographie : la maîtrise de l’impact de la lumière renverse les rôles du « shooting » : je décide de ce qui apparaît. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

M.D : Caché dans les cintres, au-dessus de nos têtes, Frédéric Nauczyziel, déclenche des prises de vue cette fois-ci au polaroïd : polaroïd qui tombe de manière aléatoire sur les spectateurs qui à leur tour peuvent cette fois-ci ramasser, garder, cette image unique mais elle aussi sujette très vite à disparition suivant le temps d’expositions à la lumière du jour et la qualité de son support…Prendre, saisir, et encore disparaître, s’évanouir…. Danse et photographie : deux arts de l’évanouit…. 

 

G.C : Pas tout à fait ! Une photo « numérique » saisit un instant puis elle reste en tant que t’elle pour longtemps. Et peut-être oui. Le polaroid, en effet, a une durée de vie éphémère  et changeante : il prend le temps de se révéler, d’apparaître puis entre dans un mouvement de transformation continu presque imperceptible, extrêmement lent pour l’œil, une sorte de mutation tranquille …En fait…. Comme la danse?

 

M.D : Dans le programme de Splendeur Inespérée, distribué lors de la création en juin 2010 à Montpellier Danse, Roberto Fratini écrit «  Ainsi, les choses qui passent ne passent que parce qu’on ne les voit pas : ou qu’on ne les voit que passer ». Comment cette pensée prend-elle forme dans ta chorégraphie ?

 

G.C : Il s’agit à nouveau d’interroger le regard et l’écoute. Re-poser la question de la disponibilité de la personne à regarder, à voir, à découvrir et à aiguiser sans cesse les possibles de sa propre perception. Dans la vie de tous les jours, dans l’actuel état d’endormissement des esprits des gens, le système de perception est en baisse, endormit. Dans notre quotidien, Le regard périphérique, par exemple n’est pas assez exploité, souvent les gens ne regardent que ce qui est en face d’eux… Il nous arrive parfois d’avoir l’impression d’avoir vu quelque chose qui ne se produit pas forcément devant nous : il nous semble avoir vu quelque chose « passer », cela se passe au coin de l’œil. Je voulais apporter l’audience à faire cette expérience : accepter les sollicitations du coin de l’œil. De là, entre autres, le dispositif, puis mon parti pris dans l’écriture dansée : acter en périphérie sans jamais m’y arrêter.

                                                       

M.D : En captant par fragment, à coup d’éclair, de polaroid, d’image dans les miroirs, ta chorégraphie, le regardeur est à distance du corps du danseur, de son espace. Il décompose malgré lui ta chorégraphie, ou du moins il garde en mémoire des séquences qu’il est libre dans l’après-coup de redistribuer en récit. Ou en palimpseste, suite d’images qui s’effacent et se superposent jusqu’à épuisement du support ? Pourquoi cette proposition en fragments de ta chorégraphie ?

 

G.C : En effet, ici il s’agit d’émanciper le regard du spectateur, tenter une construction de pensée capable de ne pas être enfermée dans les strictes catégories logiques discursives. Essayer de déployer une forme ouverte de la pensée imaginative dans laquelle n’advient jamais la « totalité » en tant que telle.

 

M.D : Lors de notre rencontre, tu m’as aussi parlé de cette métaphore qui m’a beaucoup intéressée pour quelqu’un qui travaille sur et à propos de la photographie; «  le corps du danseur est comme un appareil photographique. Le corps est un ensemble d’image latente. La danse génère ses images latentes. La danse est une révélation d’images fantômes» Peux-tu nous en dire davantage, nous qui en photographie argentique, faisons aussi l’expérience de l’image latente révélée ? 

L’acte photographique révèle l’image d’un réel qui n’existe pas ainsi avant elle : c’est le photographique. Est-ce que l’acte de danser pour toi est aussi un acte de révélation ? Et si oui de quoi ? Comment le nommerais-tu ?

 

G.C : Pour moi, le corps est un lieu dans le monde, un lieu dans lequel se créent et se connaissent (re-connaissent) des images. L’être humain est un lieu vivant. C’est un lieu naturel de captation des images sur un certain mode, celui du biologique. Malgré tous les appareils que nous avons actuellement avec lesquels nous emmagasinons et envoyons des images, l’être humain, le corps, reste l’unique lieu où les images reçoivent un sens vivant (même si éphémère, difficile à contrôler…) Hors des normes imposées par les appareils (appareil photo, appareil politique). Mais qui est l’être humain ? Pour moi, il est indiscutable que les êtres humains se distinguent profondément entre eux grâce à ces différentes « ingestions » des images, dissemblables de culture à culture (dans cette idée, la globalisation menace la grande diversité des images collectives). Dans la diversité d’images auxquelles on attribue une signification, la personne confirme qu’il est aussi un être culturellement construit.

C’est également l’ingestion de toutes ces images qui nous construisent qui permettent la mémoire : la mémoire du corps, une chimie cellulaire, qui s’organise en va et vient entre notre biologie structurelle, les images reçues et notre monde non conscient.

Pendant que les images du monde extérieur nous proposent des « offres d’images », les images dans nos corps sont liées à une expérience de vie que nous avons faite dans le temps et dans l’espace.

D’autre part, je tiens fort à dire que la danse n’est pas QUE un monde d’images.

C’est une donnée essentielle pour moi, qui est toujours à l’ouvrage dans mon travail; c’est ce  qui me « hante ».

Dans ma pratique, je tente sans cesse d’éprouver et partager une multiplicité de corps, de présences, de danses. J’essaye de convoquer, d’accumuler toutes les images possibles pour après me débarrasser d’elles, laisser sortir celles qui restent, latentes, ces fantômes qui  se logent  dans notre enveloppe corporelle, nos cellules, dans nous. C’est tout une technique, une sorte de grand amalgame et processus de mutation, un dialogue entre ce qui est conscient et ce qui ne l’est pas, un développement de sa propre imagination et non de l’imaginaire. Se rendre disponible au-delà de la volonté pour devenir juste un media et laisser émerger ces autres présences, danses et images qui se logent dans nos cellules.

 

M.D : Dans un très beau texte d’analyse de la production cinématographique de Peter Greenwich, Florence De Meredieu voit dans le plan tableau utilisé par le cinéaste dans son film emblématique Z.O.O (1985), l’intégration du fonctionnement « du modèle de l’instantanéité photographique [car] Il intègre le système de temporalité propre à Vermeer, Vermeer que Greenaway considère comme le premier cinéaste puisqu’il a utilisé ces deux éléments essentiels au cinéma que sont la fraction de seconde d’action et la lumière pour révéler l’action. Cette temporalité est celle de l’instant quelconque, du geste suspendu, de la quotidienneté miraculeusement saisie et piégée dans le cristal de l’instant. Mains arrêtées, regard ou lettre dérobée, instant suspendu et delà au moment où il amorce sa fuite et disparition. […] Car la temporalité propre à Vermeer n’est pas de l’ordre d’une durée ou d’une chronologie : elle est celle d’un instant flottant, atomique, et en totale apesanteur. D’où une conception beaucoup plus sérielle de la temporalité, avec des effets de collages, de compartimentages et d’emboîtements. Temporalité à la John Cage beaucoup plus qu’à la Deleuze, chaque instant comportant en lui-même sa propre finalité et ne demeurant pas subordonné à une quelconque globalité ou totalité.» 

Est-ce que ton dispositif photographique pluriel retrouverait cette question complexe et contradictoire de l’instantanéité photographique ?

 

G.C : Oui en effet, c’est tout à fait ça. Par contre, la question peut se poser différemment : comment aborde-t-on cette idée dans l’ensemble de la performance : le dispositif photographique n’étant qu’une séquence à l’intérieur d’un dispositif performatif sur le Regard. Splendeur Inespérée, dont le sous-titre est « Lieu d’apparitions », expérimente cette question du regard, des propositions physiques, visuelles et auditives, vues ou non-vues, perçues ou non, dans une globalité dont le dispositif photographique fait partie.

La temporalité évoquée par Greenaway, est très proche de ce que je peux ressentir : l’instant flottant, suspendu. Nous travaillons en permanence sur ça, essayant de mener cette suspension simultanément à une cohérence d’ensemble; le paradoxe de l’écriture chorégraphique : une succession d’instants flottants ? Un seul instant suspendu mais dans la durée ? Le spectacle vivant est tenu par une donnée incontournable qui est celle du Temps; les propositions doivent nécessairement travailler sur la « gestion » de ce temps en rapport à sa finalité. La multitude de finalités constitue l’ensemble ou l’ensemble n’est qu’une finalité. Le temps du spectateur en est le prolongement.

 

M..D : As-tu utilisé d’autres dispositifs plastiques dans tes pièces chorégraphiques antérieures ? Pourquoi ? 

 

G.C. Toujours. Comme je disais au début, mon travail se concentre dans une triangulaire implacable : ESPACE-PRESENCE-TEMPS. Ce sont des fondamentaux. Les fondamentaux de la danse. D’un acte vivant. Dans ma pratique, je me sens parfois archéologue, architecte, peintre, sculptrice… 

 

M.D. Est-ce que la conception de ces espaces, ce sont des dispositifs plastiques ?

 

G.C. Je ne m’associe pas à l’idée de scénographie… Non plus à  l’idée du décor.

J’ai grandi au sein d’une famille d’artistes ; j’étais entourée d’ébénistes, de sculpteurs, d’ingénieurs, de peintres, de photographes…

Je porte cette approche dans moi et je proviens du domaine de la danse. Il m’est nécessaire à fin de concevoir et de développer des espaces sensibles, de tenter de faire exister différentes modalités du ressenti, d’interroger le regard du spectateur. 

Avant tout, je défends l’importance de l’autonomie de l’art chorégraphique et de son identification à une forme d’expérience collective.

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